Le seul roman
de l’humoriste Pierre Desprogres, publié en 1985. Desprogres, on le sait, c’est
avant tout un humour caustique et anticonformiste. De nos jours, les sujets mêmes
qu’il traitait ne passeraient plus, victimes de la censure politicorrecte,
notamment ses saillies à propos du racisme. Le Luron, Coluche, les Inconnus,
Desprogres : les années 80, c’est l’apothéose de l’humour français, avant
que la chape de plomb politiquement correcte émascule les comiques.
De l’humour
grinçant, donc, mais aussi une fantastique aisance littéraire qui lui permet
des métaphores culturelles savoureuses et des néologismes désopilants. Résultat :
un style unique et époustouflant. Exemple :
Elle était moyenne avec intensité, plus
commune qu’une fosse, et d’une banalité de nougat en plein Montélimar. Hormis
le chat gris mou qui dormait sur son lit, personne ne se retournait sur elle,
et encore moins dessous. […] À la
Libération, elle avait un peu tressailli dans les bras durs d’un SS en déroute
qui remontait d’Oradour et bandait ferme encore. Il l’avait écartelée contre le
grand chêne torturé qui glande toujours par-delà son jardin, entre la Dordogne
et la Haute-Vienne. Parfois, en suçant sa tisane au crépuscule, elle regardait
cet arbre immuable et revoyait les yeux battus aux cils brûlés de son bourreau
vaincu qui sentait la fumée froide, la poudre et la mort, et l’alcool à
cochons. On ne lui connut jamais d’autre liaison, pour la bonne raison qu’elle
n’en eut point ; sa fadeur naturelle l’abritait puissamment de l’amour autant
que des mépris.
Ou
encore :
À part les six enfants Poinsard, qui
vouaient à leur mère une adoration plate dont les fondements reposaient en
réalité sur un manque d’objectivité d’origine génétique, personne à Cérillac ne
pleura cette gargouille municipale. Son époux, Henri Poinsard, doux artisan et
pêcheur à la ligne qu’elle chevauchait à tout bout de lit dans l’espoir qu’il
l’ensemençât de petits rouges, car elle militait même par le cul, dut se
retenir de chanter l’Internationale à l’annonce de l’écrabouillage ferroviaire
qui le précipitait conjointement dans le veuvage, la liberté de penser, de
parole et d’action, et l’étalement des vacances au niveau de ses « masses
laborieuses », selon l’expression qu’elle avait inventée pour désigner ses
couilles.
Pierre
Desprogres connaissait bien la télé, pour laquelle il a travaillé :
La télévision derrière le bar diffusait
l’image dernière d’une speakerine nationale prenant congé de ses veaux. On lui
avait coupé le son, mais son beau regard suintant d’imbécillité et l’indicible
vulgarité de son sourire de césarienne en disaient assez sur l’indigence de son
propos.
Sa vision du
peuple de France, acerbe mais pertinente :
Et puis la foule anonyme du peuple de
France, bien collée ventre à cul par grappes puantes d’imbécillité féroce, avec
des Polaroïd pour filmer du sang, du sperme et peut-être du pus, et des enfants
petits épuisés sur ses épaules carrées de peuple travailleur aux muscles
injectés de pastis mortels et de mauvais vins noirs, le peuple populaire
indécrottable et meuglant, aux yeux soufflés cholestériques éperdus de
voyeurisme sale, le peuple si massif et si peu aérien, et si naïf aussi, le
peuple définitif qui croit vraiment que c’est lui qui a pris la Bastille et
gagné à Verdun.
Malgré un
humour dévastateur à chaque paragraphe, cette œuvre n’est pas une suite de
sketchs mais bien un roman. Les personnages possèdent une profondeur
psychologique indéniable, et l’histoire n’est guère plus loufoque que celle de
n’importe quel roman de science-fiction ou de fantastique.
On ne trouvera
jamais l’équivalent…
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